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L’économie d’André Cayeux, savant, humaniste, écologiste et philosophe

Quelques souvenirs d’hommage de Monique Mainguet

La qualité d’économe n’est malheureusement plus toujours considérée comme un compliment, dans notre société de consommation, en fait une société de gâchis, dont il arrive que les poubelles contiennent des trésors. Un fossé s’est paradoxalement installé entre l’économie, " science sociale " dont l’exercice régente notre vie quotidienne et l’économie, qualité individuelle, souvent entachée de mesquinerie ou, pire encore, d’avarice.

Et pourtant une des qualités fondamentales d’André Cailleux, qui en avait tant, a été d’être économe : prodigue et fourmillant d’idées, des autres comme des siennes propres, il avait une telle conscience de leur valeur et de ce qu’il était possible d’en tirer, qu’il n’en voulait perdre aucune et s’acharnait à constamment les noter : il les économisait ! Notant tout, ses dossiers regorgent de centaines, de milliers d’idées, de questions, d’interrogations sur les sujets les plus variés qu’il lui était donné d’aborder.


C’était aussi un économe du temps, dont il savourait la valeur mais il savait être généreux du sien, jamais impatient lorsqu’il s’agissait d’observer et de faire naître de nouvelles idées. Je me souviens : un jour, travaillant à l’Université de Strasbourg sur des altérites provenant du versant des Andes vénézuéliennes de Mérida, j’étais assise devant une loupe binoculaire. Le Laboratoire de Géographie Appliquée de la rue Goethe, était encore dans des baraques préfabriquées. André Cailleux y venait fréquemment, de Paris, à l’invitation de l’un de ses collaborateurs principaux, Jean Tricart, avec le double objectif de rencontrer celui-ci et de voir le travail des jeunes chercheurs. J’étais l’un d’eux et rêvais de pouvoir soumettre quelques problèmes de morphoscopie à celui que j’ai toujours considéré comme un génie, le grand Professeur Cailleux.

Dans les années 1950, pour un modeste jeune chercheur, il n’était pas question de pouvoir aborder un professeur sans les plus grands égards. Lorsqu’André Cailleux entra dans la petite pièce où j’étais installée, je n’osais même pas lever la tête... C’est lui qui s’est approché ; j’avais précisément à ce moment-là sous l’objectif un petit trésor : un grain de sable ! A sa demande, je lui expliquai mon travail et mes observations sur l’état de surface des grains et, surtout, les figures de corrasion sur des grains siliceux. Cailleux jeta un regard sur un grain sur lequel la corrasion chimique avait créé une cavité en crochet ; j’entendis alors un hurlement de joie et d’admiration et " Voilà ce que je voulais voir depuis longtemps ! " André Cailleux travailla plus de trois heures avec moi et je compris pourquoi ce professeur, inventeur de la morphoscopie, c’est-à-dire de l’étude de la forme et de l’état de surface des grains de sable permettant de reconstituer les événements fluviatiles, éoliens, glaciaires ou marins de la vie de ce grain, était économe même d’un grain de sable et quelle incomparable qualité cela représentait.

Peu de temps après, il me raconta comment, après la guerre de 1940-45 et la période de pénurie qui la suivit, lors d’une mission au Mali, il ramassa une collection de sables éoliens. Il avait eu l’idée d’utiliser, pour transporter ce sable, à défaut de sacs en plastique qui n’existaient pas encore, des vieilles chambres à air de bicyclette, coupées et fermées à chaque extrémité par une pince à linge. Arrivant à Orly par le vol d’Air Afrique Bamako-Paris, portant sur le dos un sac de grosse toile rempli d’échantillons dans des morceaux de chambre à air, Cailleux avait probablement un air assez étonnant pour que le douanier de service lui demande ce qu’il transportait ainsi : du " sable ordinaire ", lui répondit André Cailleux. L’examen du premier échantillon contenait malheureusement quelques paillettes de biotite mordorée, prises aussitôt pour de l’or par le douanier plus consciencieux que minéralogiste ! C’est ainsi que, malgré les véhémentes protestations du savant, les différents échantillons se retrouvèrent mélangés en un seul tas sur le comptoir de la douane, inutilisables : Cailleux l’économe savant était au désespoir, une partie essentielle de sa mission venait d’être réduite à néant en un instant.

Pour André Cailleux, chaque fragment de littérature scientifique était un précieux trésor ; il ne s’agissait surtout pas de jeter le moindre travail, la moindre ligne : c’était à la fois le respect de l’écrit, sa curiosité multipliée et son sens de l’économie qui lui ont fait rassembler la probablement plus riche collection de tirés à part qu’un chercheur français ait jamais réunie. Cette collection a pu être constituée parce que Cailleux avait plus de 700 correspondants dans le monde et, surtout, parce qu’il possédait 9 langues étrangères. Il avait fini par tapisser de rayonnages tous les murs de sa grande maison de St Maur, couverts de classeurs remplis de tirés à part, répartis entre plus de 300 thèmes allant des sciences de la terre à la philosophie.

Ces classeurs n’étaient pas quelconques : toute sa vie, sa femme l’avait aidé à les façonner, à la main, avec du papier de reliure marbré. Le fonds Anne et André Cailleux et son fichier ont reçu à Reims, dans l’enceinte de la Bibliothèque Universitaire de la Faculté des Lettres, une place d’honneur bien méritée.

André Cailleux avait le plus profond respect pour le pain et toutes les tâches humaines qu’il symbolisait : après un repas frugal, je le vis ramasser soigneusement les miettes éparses sur la nappe, les recueillir et me dire, épanoui, sachant que je le comprenais : " Ce sera bon dans le potage, ce soir ! " ; qu’on ne se méprenne pas : combien de fois Cailleux n’a-t-il pas invité de jeunes collègues impécunieux dans de sympathiques restaurants ruraux dénichés lors de précédentes excursions sur le terrain !

Un autre souvenir de lui, peut-être le plus philosophique de tous, concerne les " mauvaises herbes " sur le trottoir de sa maison, à Saint Maur. Pour lui, écologiste avant l’heure dans la meilleure acception du terme, il n’y avait pas de bonnes ni de mauvaises herbes ; la notion de mauvaise herbe n’était qu’une invention des planteurs de céréales. Il avait réussi à en convaincre la municipalité de St Maur, qui avait renoncé à lui demander de désherber son trottoir.

Ceux qui ont eu le privilège de correspondre avec André Cailleux se souviennent de ses lettres, foisonnantes d’idées, généreuses et, en même temps, reflets de ce grand souci d’économie qui était sien : sur des petits bouts de papier collés, sur des marges blanches collantes de timbres poste placés à tel ou tel endroit judicieux de la lettre, une idée supplémentaire, une précision devant trouver place était annotée... trésors de science bienveillante et de générosité qui lui ont valu l’admiration et l’affection de tous.

Monique Mainguet

Ecrit par cornu le Vendredi 25 Août 2006, 09:30 dans "André Cailleux" Version imprimable

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