Souvenirs d’André Cailleux
par Dr. Nathalie A. Cabrol - Research Scientist, NASA Ames Research Center, Space Science Division
Il y a des rencontres qui modifient le cours de l'existence.
Je peux dire aujourd'hui que ce fut le cas avec le Professeur Cailleux. J'ai toujours été passionnée par l'astronomie et j'avais décidé d'en faire mon métier (que ce terme est mal adapté à une telle discipline...) dès l'âge de...5 ans. La vision d'Armstrong sur la Lune ne fut pas pour me faire changer d'avis dans cette fameuse nuit du 20 juillet 1969 ! Cependant, les méandres de la vie firent qu'au printemps de 1985, je m'apprêtais à préparer une maîtrise sur les risques naturels au Laboratoire de Géographie Physique Henri Elhaï de l'Université de Nanterre. Je rêvais toujours d'astronomie mais certains professeurs m'avaient laissé entendre qu'il fallait beaucoup de mathématiques et ça...ça n'était pas vraiment mon point fort. Donc, j'avais mon propre télescope et j'observais en bonne amateur avec des amis et surtout, je ne cessais d'en parler partout. Si bien qu'une semaine avant de déposer mon sujet de maîtrise, Gérard Soutadé, directeur du Laboratoire de Géographie Physique à Nanterre et à cette époque, mon futur directeur de maîtrise, me croisa dans le couloir et me dit: " tu t'intéresses toujours à l'astronomie ? " Certes, venant de lui cette question m'étonna mais je ne répondis pas non bien sûr...Il continua. " Je connais une personne, le professeur Cailleux, qui travaille sur une nouvelle discipline...qui je crois se nomme 'planétologie'. C'est une discipline qui allie la géologie et l'astronomie. Si ça t'intéresse, je peux lui parler de toi et vous prendrez contact".
Je ne sais pas si la planétologie y a gagné quelque chose, mais ce jour-là, le professeur Soutadé venait de perdre une étudiante de maîtrise et il ne le savait pas encore...pas plus que l'étudiante en question d'ailleurs. Je ne pouvais vraiment pas deviner, qu'alors que j'avais abandonné l'idée de faire de l'astronomie ma profession, cette conversation dans un couloir m'amènerait une semaine plus tard dans un bureau, face aux professeurs Dollfus et Cailleux, puis 9 ans plus tard à travailler pour la NASA à l'élaboration des futures missions d'exploration de Mars.
Non seulement M. Cailleux répondit à la lettre de mon professeur mais il me demanda de venir le rencontrer une semaine plus tard à l'Observatoire de Meudon où il travaillait en collaboration avec le professeur Dollfus, directeur du Laboratoire de Physique du Système Solaire (LPSS). Cette rencontre fut décisive. M. Cailleux était un professeur généreux, un homme bon qui aimait plus que tout ses étudiants et qui savaient leur donner confiance en eux-mêmes. Lors de cette première rencontre, il me parla de Mars qui était pour moi alors Terra Incognita. L'axe de recherche du LPSS en matière de planétologie étant l'eau et la glace sur Mars, il me demanda si je serais intéressée d'entamer un sujet de recherche sur les vallées fluviales martiennes. En deux heures d'entretien, ma passion de toujours venait de prendre corps. A la rentrée suivante, j'avais changé d'Université et de directeur de maîtrise ! Gérard Soutadé ne m'en voulut pas et, au contraire, suivit de près ma progression dans ma nouvelle discipline.
Tout au long de cette période entre 1985 et 1986, M. Cailleux fut mon guide. Tout était nouveau pour moi: il m'apprit à me familiariser avec Mars, sa nomenclature, ses images. Il m'apprit à lire les cartes mosaïques sans inverser les reliefs. A ce propos, il souriait toujours en disant qu'il y avait deux techniques pour éviter les inversions de reliefs: 1) fermer les yeux et les rouvrir rapidement en tournant l'image jusqu'à ce que l'on voit le relief dans le bon sens; 2) faire le poirier !! Et il rajoutait que pour des questions pratiques, il préférait souvent la première. Ceci résume assez bien la personne qu'était André Cailleux. Il dominait tellement sa discipline qu'il pouvait se permettre de ne jamais se prendre au sérieux vis-à-vis de ses étudiants et il avait toujours une solution à tout...ou presque ! Son désespoir était de n'être pas capable de se représenter la géométrie dans l'espace. Mais là encore, son esprit pratique paliait à ce manque. Lorsqu'il parlait de Mars sans carte ou globe et qu'il voulait localiser deux points, nous le voyions se diriger vers l'armoire métallique grise de la salle de travail et en sortir...un ballon de football !! Ce ballon mal gonflé était bien pratique pour évoquer les bassins d'impacts, ou inversement, les bombements de Tharsis ou Elysium. Ce ballon est demeuré dans l'armoire bien longtemps après la disparition d'André Cailleux.
André Cailleux était un professeur hors normes et, oserais-je dire, hors pair. Il savait tout, depuis l'appellation du plus petit des astéroïdes nommés du Système Solaire, jusqu'à la famille des différents champignons qu'on trouvait dans le Parc de l'Observatoire de Meudon dont il était friand et qu'il allait ramasser dans une besace de cuir, profitant de ce que nous traversions le Parc pour nous rendre au restaurant de l'Observatoire. C'était un esprit universel qui a donné sa mesure dans de nombreuses disciplines.
L'un de ses mérites, et non pas des moindres compte-tenu du contexte d'alors, avait été de comprendre l'intérêt qu'auraient les géologues à s'intéresser aux surfaces nouvellement dévoilées des autres planètes et satellites telluriques du Système Solaire. Il fut le grand promoteur de la planétologie de surface en France et entraîna dans son sillage les étudiants qui avaient envie de tenter cette fantastique aventure. Son esprit curieux et toujours en quête de nouvelles connaissances avait trouvé un interlocuteur de choix en Lucien Romani avec qui il avait des discussions homériques sur des sujets allant de l'extinction des dinosaures à l'origine de Phobos et Deimos.
Combien il était enrichissant pour un jeune chercheur
d'être simplement assis là, à écouter ces conversations
de deux esprits hors du commun, dont le talent et la générosité
étaient de nous faire participer et d'écouter avec intérêt
ce que de jeunes étudiants pouvaient bien avoir à dire.
Cette année de maîtrise passa comme un rêve. J’eus l'occasion de rendre visite à M. Cailleux dans sa résidence de Saint-Maur ou, avec d'autres, nous l'aidions parfois à ordonner des documents. Le scénario était toujours identique. Esprit méticuleux et organisé, M. Cailleux alignait les piles de documents sur une grande table en bois et nous devions, partant depuis un bout de la table et arrivant à l'autre extrémité, ordonner des dossiers. Malheur à qui faisait mine de vouloir choisir des raccourcis ! M. Cailleux intervenait d'une remontrance gentille et vous démontrait en un clin d'oeil que votre méthode de classement ne valait pas la sienne. Et...il avait souvent raison.
Spécialiste du périglaciaire, M. Cailleux avait décidé qu'il m'enverrait à Poste de la Baleine pour ma thèse afin d'étudier des analogues aux milieux martiens. Malheureusement, ce projet, tout comme celui d'une équipe de planétologie de surface unie en France, disparut avec lui en 1986. D'une certaine manière, je dirais que la disparition du professeur Cailleux nous a tous laissé orphelins.
Cependant, il a laissé une empreinte indélébile, comme tous ces grands esprits dont le passage et la marque se font encore sentir bien après leur disparition. Il m'avait un jour dit que, quoi qu'il arrive, il fallait garder foi en ce que nous faisions, face aux événements et à l'adversité. Il savait de quoi il parlait, il en avait eu sa part. Mais ses mots me sont revenus souvent en écho dans les périodes difficiles. Il avait su me faire prendre confiance et me faire comprendre qu'il fallait toujours entrevoir les buts à atteindre et ne pas s'arrêter sur les péripéties de l'existence. Des péripéties il y en eut certes, mais elles font le sel de l'existence et, Professeur, si je pouvais vous parler aujourd'hui je crois que j'aimerais vous dire ceci: vous avez guidé mes premiers pas et le souvenir de votre sourire et de votre générosité m'accompagne. Le temps a passé et aujourd'hui Mars est pour moi une terre familière que j'explore bien loin désormais de la salle d'étude du LPSS de Meudon. A la NASA, où chaque jour nous travaillons à bâtir l'avenir de l'exploration du Système Solaire, et de Mars en particulier, l'esprit qui vous habitait est partout présent: celui de l'aventure humaine, de l'exploration et de la connaissance. Merci d'avoir été là et de m'avoir donné de votre temps et d'avoir su partager avec autant de coeur votre passion.
Nathalie A. Cabrol
Ecrit par cornu le Vendredi 25 Août 2006, 10:02 dans "André Cailleux"
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